«Ça pue !». Oui, vous avez raison. Et c'est généralement cette phrase qui décrit le mieux ce mélange perturbant d'odeurs : goudron, ordures ayant cuit au soleil, rats et chats en décomposition avancée, latrines à ciel ouvert, sang séché et immeuble brûlé. Alors qu'une imprenable envie vous prend de lancer ça et là quelques bouquets du meilleur pot-pourri possible, vous vous tenez sans doute juste sous une fenêtre d'où quelqu'un vous jetera sur la tête tout le contenu d'un pot de chambre. Amusant votre voyage dans les tréfonds de La City, non ? Et là, je ne parle même pas de votre porte-feuille qu'un minable pick-pocket vient de vous subtiliser ou de vos chances infiniment grandes d'être troué de balles avant la fin de la matinée.

Une véritable épopée héroique que de se retrouver parmi ces dédales d'allées brumeuses et à l'aménagement douteux. Faut dire que l'ingénieur qui a songé à tout ça vous semble légèrement crétin, voire même totalement pathétique. Si, parcontre, vous êtes du quartier, vous n'aurez aucun mal à vous repérer dans ce tunnel labyrinthique. Si c'est le cas, vous n'avez aussi aucun mal à respirer cette atmosphère lourde chargée de gaz chimiques et de fumée industrielle et vous êtes sans doute loin de vous douter que tant d'années passées dans ce trou à rats vous ont rendu aussi charismatique et propre qu'une fosse sceptique. Reste plus qu'à espérer que vous sortirez de ce labyrinthe les pieds bien à plat sur le sol. Parce qu'en sortir les pieds devant est légèrement moins amusant.

Vous en avez marre de payer un loyer exorbitant ? Votre banlieure bien rangée, votre ménagère de femme et vos enfants parfaits vous ennuient ? Essayez les squats de la basse ville. En plus de ne pas vous coûter un clou, ils offrent une vie remplie d'aventures palpitantes qui feront tache face à cette vie robotique et aseptique que vous venez de quitter ; les cafards et insectes quelconques remplaceront vos enfants, une héroïnomane totalement givrée fera office de femme et la tapisserie défraîchie ou encore les murs en béton vous offriront une décoration digne d'un médiocre architecte ayant échoué son remake du Bauhaus. De nombreux défis seront à relever dans votre nouvelle demeure à savoir se chauffer avec un vieux torchon lors des froides nuits d'hiver et se restaurer avec un rat mort depuis trois jours que la junkie qui squatte avec vous fait rôtir sur une broche au-dessus d'un feu de baril.

Si votre emploi de caissière à la supérette vous a permis de vous payer ce luxe, dites-vous au moins que vous êtes l'élite de la basse-ville. Loin des bicoques à deux milions, votre demeure est loin d'avoir des planchers en marbre et de contenir un téléviseur au plasma. Mais vous faites avec. Après tout, quand on a un salaire de crève-faim et qu'on est condamné aux tréfonds de La City, on se contente de peu. Pas la peine de vous accueillir dans votre nouveau chez-vous avec une bouteille de champagne, de toute façon, vous n'en avez pas les moyens et je ne vous mentionne même pas tous les problèmes de plomberie, les cafards qui ont élu domicile dans votre salle de bain et le service de poste qui n'ose même pas déliver le courrier dans ce coin de ville pourri.

Dans cet univers de néons qui flanchent et de déchêts sociétaires omniprésents, Gina's Dinner apparraît comme un véritable phare dans la brume. Des néons qui ne grésillent même pas, des banquettes à peine éventrées et un jukebox presque fonctionnel qui tourne en boucle tous les plus grands succès d'Elvis forment les bases solides du parfait petit restaurant de fond de ruelle. Milkshakes aux saveurs que vous ne soupçonniez même pas exister, hamburgers gras et frites à moitié cuites constituent les vedettes du menu, alors que la célèbre Gina vous accueille avec un rot bien placé, une petite pincette douloureuse sur votre joue et son traditionnel : «Tu veux du ketchup avec tes frites, mon chou ?».

Niché au fond d'une allée aussi étroite que la patience du cerbère tatoué qui le garde avec un zèle presque fanatique, le Seventh Square est le paradis par excellence des paumés pathétiques qui s'inventent une fortune et creusent leur tombe avec la pelle de la créance facile et des dettes qui s'empilent. Bombardés par la tonitruante musique du désespoir et des machines à sous à deux balles, les lascars noient leurs jetons perdus et leur maison vendue dans un piètre scotch au goût avoisinnant celui du peroxyde et dans de fausses promesses de remboursement de leurs dettes faites au patron de la place. Pas la peine de dire que si vous vous fichez de sa gueule, il n'aura aucun remord à envoyer son toutou Cerbère vous broyer les os d'un seul coup de dents.

Ici, y'a de quoi vous exploser la tronche jusqu'à Neptune. Ou exploser la tronche de votre pire ennemi. Mais qui a dit que nous vivions dans un monde sans loi ? Ici, le capitalisme est la seule loi qui tienne. Que vous soyez mineur, enceinte, stone ou complètement psychopathe, le proprio, il s'en branle ! Sortez le vert, le cash, les tunes, les bucks. Que votre vocabulaire soit élaboré ou non, on s'en tape, alors prennez ce flingue et tirez-moi ces saoulards qui veulent pas payer leurs achats. N'oubliez pas, le lundi, c'est deux pour un et il y a même un commis qui viendra porter la marchandise jusqu'à votre bagnole. Chouette, non ?

Vous croyiez avoir droit au traitement royal ? Attendez d'y être entré. Le rêve s'arrête toujours trop brusquement pour les quidams qui ne sont pas des habitués de l'endroit. Tout d'abord, l'odeur de cigarette rance qui impregne les tapis est indescriptible et la perruque sale de cette pute de bas étage qui dandine de grosses fesses vers vous vous lève carrément le coeur. Oui, c'est en général une impression d'étouffer qui accueille les nouveaux arrivants et les contraint à trouver la meilleure table de toute la boîte de strip : juste devant la scène où se trémousse une stripteaseuse aux seins refaits et complètement bourrée. Alors que vous ingurgitez une quantité exagérée de bière, l'ivrogne qui se dénude se dirige vers vous et vous offre une danse en privé. Vous êtes alors aux anges...jusqu'à ce qu'elle vous régurgite tout le vin absorbé sur vos jolies chaussures achetées à rabais.

C'est illégal. Juste la mention du mot «illégalité» réussit à vous faire tordre de rire. Les combats clandestins sont monnaie courante dans la basse ville. Quoi de plus enrichissant que de voir deux mastodontes de chair se défoncer la gueule à coup de poings ? Oh, bien sûr, vous pourriez écouter du Tchaïkovski dans votre salon en dégustant un martini bien sec, mais au lieu de cela, vous êtes au beau milieu d'une foule criarde, braillarde et totalement abrutie par tout ce sang qui tache les vêtements. Bien entendu, n'entre pas qui veut en ce sacro-saint lieu de barbarie divertissante et seuls ceux qui ont déjà fait leur preuve peuvent y assister en toute sécurité sans craindre de se faire lancer dans le ring par deux colosses lobotomisés. Sinon...et bien, il ne vous reste qu'à relever vos manches et espérer ne pas vous faire écraser la tête contre les pectoraux huilés du champion toutes catégories.

Alors que le client devant vous pue la bière fermentée et vous crie de ses dents jaunes de vider votre caisse, vous haussez les épaules et lui assenez un bon coup de batte en pleine tronche. Et oui ! Une autre journée ordinaire au Al's Mini-Mart. Hold-up et vols à l'étalage ne vous impressionnent plus et les clients louches qui se servent de vos allées mal éclairées par des néons défectueux pour effectuer leurs transactions de drogue vous connaissent par votre prénom et vous lancent une blague un peu trop salace avant de vous dire : «À la prochaine !». À part les taches de sang à nettoyer, les vieux pervers qui ont les mains trop baladeuses et le fromage soi-disant frais du jour qui devient bleu sur votre comptoir, le travail au Al's Mini-Mart est assez divertissant. Si vous n'avez pas le luxe de vous servir dans la caisse, mais vous avez au moins la chance de frapper sur quelques petits vicelards qui avancent des mains avides vers votre décolleté.

Après les trois vengeresses, voilà que les clodos de la ville s'inventent une association. Et ils vont revendiquer quoi après ça ? Une exemption de taxes, une mairie, un statut de nation ? Quoiqu'il en soit, peu connaissent l'existence de cet endroit tout droit ressuscité de l'Histoire. Et personne ne voudrait s'y aventurer pour la simple et bonne raison que leurs quartiers généraux sont situés dans les égoûts pluviaux. Il semblerait même qu'ils ont poussé l'audace jusqu'à mettre des règles de mendicité et de petits vols. Une cagnotte commune ou un truc du genre. Bref, maintenant même les clodos sont unis pour se défendre de l'hostilité des gens riches et leur chef semble être prêt à tout pour dépouiller les riches et bâtir un empire de clochards.

Sortant de la rue principale comme un champignon sur un tas de fumier, la station de métro «Oméga» est celle qui débute dans la haute ville et se rend jusqu'à la basse ville. C'est aussi la plus longue artère de métro puisqu'elle part littéralement à l'autre bout de La City pour venir déboucher ici. Pas la peine de mentionner que la passage d'une station à une autre s'agrémente d'un changement drastique de paysage : une fois rendus près de la basse ville, la pauvreté et le délabrement des stations de métro se remarque facilement et il devient de plus en plus dangereux de prendre le métro la nuit. Les contrôleurs sont bedonnants, bourrés de doughnuts et se fichent pas mal de leur job tant qu'ils peuvent surveiller leurs écrans et se divertir un peu avec les vols et autres agressions qui se déroulent dans leur station.